Mémoire sélective

Par Émilie Lajoie 5:30 AM - 17 juillet 2024
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Illustration Catherine St-Martin

De gros rires gras, à gorge déployée. De grosses palettes blanches, et d’autres couronnées de broches prometteuses d’un sourire à 15 000 piastres, qui dansent au rythme de leur rire barbare. Des rires de hyènes, des rires de clowns en porcelaine fabriqués par des psychopathes qui détestent les enfants. Le rire de 12 Néron de 15 ans bandés de voir la ville se détruire devant leurs yeux d’enfants roi. Et un rire…le mien, qui vient faire valser ma luette et ouvrir ma bouche graissée d’un gloss cheap de chez Ardène. Mon rire aigu et saccadé, fabriqué de toutes pièces, pour mieux me fondre dans ce banc de carnassiers. Mon rire qui enterre tous les autres rires. Celui qui te fait réaliser ce qui vient de se passer. Tes yeux bleus remplis de larmes qui me fixent…et puis…

Je me réveille en sueur, les lèvres croutées du (des) p’tit(s) rouge(s) de trop que j’ai bu hier soir. La tête veut me fendre. On dit que le corps a une mémoire. Le mien en a une assez courte. Après seize années à faire le même cauchemar, chaque nuit, il réagit encore comme si c’était la première fois. Ça prend plusieurs minutes avant que je puisse reprendre mon souffle et sortir ma carcasse moite de mon lit. Je me dirige vers la cuisine où j’ingère un restant d’eau pétillante qui ne pétille plus, 2 Tylenol et un popsicle de Pedialyte. C’est censé réhydrater les p’tits morveux qui ont la gastro, ça doit bien réhydrater les grandes morveuses alcooliques? Ma cuisine sent à plein nez le restant de smoked meat qui traine sur la table. En ramassant ce fouillis, je croise le regard de Lulu dans son aquarium crasse qui me quémande à manger. Je lui lance quelques morceaux de smoked meat secs. Elle cligne ses petites paupières jaunes en guise de remerciement. Avoir su qu’une tortue vivait aussi longtemps, j’aurais demandé une gerboise pour mon douzième anniversaire. Je me sens aussitôt coupable de cette pensée et je me promets de nettoyer sa demeure une fois remise sur pied. Je l’aime bien Lulu au fond. Elle ne me juge pas. Jamais. Du moins… je pense?

Je sors de la douche, les cheveux dégoulinants sur mon tapis de bain qui ne sèche jamais, et j’enfile un t-shirt d’un groupe de musique que je n’écoute pas. Je ne suis pas négative en passant, c’est juste de même. Mon tapis est toujours trempé, et c’est la mode de porter des chandails de band dont on est incapable de nommer le titre d’au moins un seul de leur album. Je prends mon cellulaire d’une main et j’attends qu’il reconnaisse ma face pour se déverrouiller. Il ne me reconnait pas… c’est quasiment insultant. Je compose mon code, 2-0-0-8. Pincement au cœur. Mon pouce se dirige automatiquement vers mes textos. Ah, tiens, il a de la mémoire lui.

Comme une tradition de mes lendemains de veille, je retourne lire les messages que j’ai envoyés durant la nuit, question de voir l’étendue des dégâts.

Comme une tradition de mes lendemains de veille, je retourne lire les messages que j’ai envoyés durant la nuit, question de voir l’étendue des dégâts. Évidemment, plusieurs destinés à Alex, le suppliant de venir me rejoindre, et un interminable dernier message où je lui dis que c’est bel et bien terminé, et que de toute façon je n’ouvrirais pas la porte s’il se pointait. J’ai de la suite dans les idées quand je bois. Ce à quoi il a répondu : « Couche-toi Mari, je t’aimdskjdnask ». Quel taré! Je ne pourrai jamais lui reprocher de m’avoir fait de faux espoirs, il n’aura jamais écrit LE mot comme il faut. Fuck you Alex… je t’aimkfnsdlkfs aussi. 

Un message reçu de Cath ce matin, où elle me dit qu’elle était couchée quand je l’ai appelé, et qu’elle espère que je vais bien. Depuis qu’elle a un bébé celle-là, on dirait qu’elle oublie que j’étais là avant lui, et que j’ai toujours répondu à ses appels nocturnes, moi. 

Et un texto de ma mère. « Ce soir l’émission sur les disparus. Ils ont parlé du p’tit Francis. L’as-tu écouté? » Je lui ai dit que non.

Le p’tit Francis. Ma mère a le don de s’approprier le drame d’autrui. Elle n’a pas connu Francis. Elle ne l’a même jamais croisé. Mais depuis sa disparition, il est devenu pour elle le p’tit Francis. Comme si elle l’avait vu grandir. Comme s’il avait passé ses étés d’enfance à venir se baigner chez nous, et qu’elle lui avait offert des céleris au Cheese Whiz à pus finir. 

Elle lui a fait une place dans son armoire de deuil. Cette espèce d’étagère en vitre qui habite sa cuisine depuis 25 ans, dans laquelle sont exposées des dizaines de signets mortuaires de gens plus ou moins proches d’elle, des roses séchées, des bibelots de petits chérubins poussiéreux… et la photo de Francis. Cette armoire sent la mort. C’est une des nombreuses raisons pour laquelle j’évite d’aller chez ma mère. 

Mais bien sûr que j’ai écouté ce nouveau documentaire. J’ai passé la nuit à l’écouter, en boucle. Celui-ci repassait les faits sur la disparition de Francis en 2008. Des faits que je connais par cœur. J’ai tout écouté, tout lu sur le sujet. Tous les articles parlant de Francis, toutes les vidéos de Youtubeurs wannabe Colombo qui utilisent le malheur des autres pour en faire du divertissement. Mais personne ne sait ce qui s’est passé… enfin, presque personne. 

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