De partenaires de vie à errants

Par Jacob Buisson 5:30 AM - 25 juillet 2024 Initiative de journalisme local
Temps de lecture :
Photo Pierre-Luc Bélanger

Pierre-Luc Bélanger et son chien, Nekau. Ça signifie « sable » en langue innue. 

Un étudiant s’est rendu à Ekuanitshit (Mingan), dans le cadre de sa maîtrise en anthropologie, pour comprendre la place du chien de nos jours, en contexte innu. Son mémoire permet de cerner l’origine du problème de chiens errants sur les communautés. C’est un problème pour qui ? Et qui en est responsable ?

Dès l’arrivée des Européens, un problème de cohabitation survient entre les Innus, leurs chiens et les allochtones, car ces derniers ne considèrent pas les chiens de la même façon. Pour la nation innue, le chien est considéré comme ayant une liberté de choix, comme l’aurait le caribou. Le chien déciderait de son plein gré de s’associer à des humains pour aider une famille et être nourri en échange. 

Pour comprendre pourquoi cette différence a mené au problème contemporain, il faut connaitre l’histoire de la sédentarisation des Innus et de leurs chiens. Prenons en exemple les événements qui ont eu lieu à Ekuanitshit (Mingan), qui ressemblent à ceux des autres communautés innues. 

Traditionnellement, le chien servait trois rôles : la chasse, le transport et la protection du campement durant la nuit. 

La sédentarisation forcée des chiens

À partir de 1838, la colonisation de la Côte-Nord commence et le territoire est privatisé. Dans les années 1900, les missionnaires religieux encouragent les Innus à participer à l’économie régionale, plutôt qu’à vivre en isolement tout l’hiver. Un autre incitatif est le prix de la fourrure qui augmente.

« Les politiques d’assimilation se sont accentuées vers les années 1950-60 au point d’empêcher les Innus de retourner dans le Nutshimit [territoire] et de les retenir sur la côte », explique Pierre-Luc Bélanger, dans son mémoire de maîtrise en anthropologie publié en 2023. En 1963, la réserve indienne de Mingan est créée et les Innus de la rivière Mingan s’y installent tranquillement. Puisque les Innus ne se déplacent plus autant, le rôle du chien dans la famille change.

Les chiens, qui recevaient traditionnellement les restants d’animaux chassés, ne se font plus donner suffisamment de nourriture adaptée pour eux. On leur donne de la nourriture d’épicerie. Les chiens, attachés, se mettent à japper, car « ils n’avaient plus l’opportunité d’être stimulés, de socialiser avec les autres chiens et les enfants, ou même de se déplacer comme à l’époque des tentes », relate M. Bélanger dans son mémoire.

Les chiens, jappant même la nuit, irritent les membres de la communauté.

Dans les années 1970-1980, les chiens sont détachés pour qu’ils puissent s’alimenter et se déplacer à leur gré. C’était une situation habituelle durant les étés, avant la sédentarisation. Toutefois, les chiens n’ont plus intérêt à écouter leur famille, car ils ne reçoivent plus de nourriture adaptée. 

Ainsi, des meutes de chiens se forment et vivent indépendamment des humains, tout en restant à proximité des communautés pour se nourrir des rebuts. Beaucoup de chiens tombent malades à cause de leur malnutrition. D’autres s’empoisonnent avec des déchets.

Le problème contemporain

Avant la sédentarisation, les chiens des communautés étaient des descendants de ceux qui avaient été amenés par les Paléoindiens sur le continent, il y a plus de 10 000 ans. Ils étaient parfois issus de croisements avec des chiens des Inuit, venus entre 1000 et 2000 ans avant J-C. Maintenant, les chiens s’accouplent avec ceux des allochtones, de race Labrador par exemple. Plus récemment, des Innus vont chercher des chiens de race aux États-Unis, comme le boxer ou le bulldog. 

Maintenant, les chiens constituent un problème, selon plusieurs, car ils peuvent constituer un danger pour les autres chiens et pour les humains. Des personnes vont jusqu’à frapper intentionnellement en voiture des chiens, car ils sont perçus comme nuisibles, rapporte l’anthropologue. 

Les chiens sont aussi un vecteur de maladies transmises à l’humain, comme la rage. Un autre vecteur de transmission de maladies est le contact entre les chiens et les carcasses de chiens morts.

« Quand je suis allé [à Unamen Shipu] l’été dernier, il y avait une trentaine ou une quarantaine de chiens qui avaient été abattus par les Innus eux-mêmes et qui avaient été déposés dans le dépotoir de la communauté », relate Pierre-Luc Bélanger.

La pratique de l’abattage systémique est encore utilisée, lorsqu’il y a une surpopulation de chiens et que ça devient dangereux pour les humains.

« Il est important de considérer que les événements ayant mené à ce que l’on nomme aujourd’hui les “problèmes de chiens” dans les communautés autochtones sont très complexes et se sont progressivement installés dans le quotidien des Innus. Les politiques coloniales n’ayant pas considéré la place importante que le chien avait au sein de la société innue, les conséquences qu’elles ont engendrées ont bouleversé les rôles que cet animal remplissait pour se rendre utile aux familles. Désormais exclus des tâches quotidiennes, les chiens des Innus ont été délaissés avant qu’ils ne commencent à se développer de manière autonome aux humains », ajoute Pierre-Luc Bélanger.

« Considérant maintenant les chiens comme errants, nuisibles ou dangereux en raison des défis de cohabitation qu’ils engendrent, les Innus doivent aujourd’hui trouver des solutions pour rétablir une gestion canine adaptée au mode de vie sédentaire qui leur a été imposé il y a moins d’un siècle. Ne bénéficiant d’aucun support gouvernemental pour les aider à gérer un problème que l’État a créé, les communautés n’ont d’autres choix que de recourir à des méthodes de contrôle canin radicales pour rétablir un climat sécuritaire pour la population. L’isolement, le manque de ressources et d’autres problèmes communautaires font en sorte que les problèmes de chiens sont souvent mis de côté et se répètent de manière cyclique », conclut l’anthropologue.

Les réalités innues

Un mythe que M. Bélanger essaie de défaire est celui du chien qui retourne à l’état de loup. Il précise que le chien s’est distingué du loup il y a très longtemps et qu’il n’a pas les mêmes comportements. Il serait fait pour être en contact avec l’humain.

De plus, l’anthropologue veut informer les gens sur les réalités autochtones. Pour lui, un chien en liberté n’est pas nécessairement délaissé. Les Innus entretiennent leurs liens avec les chiens, mais par manque de besoins en transport, en chasse et en protection, ils les laissent détachés.

La responsabilité 

En ce moment, les chiens sont gérés par les municipalités et les communautés. Mais à qui revient la responsabilité ? M. Bélanger pose la question autrement : « puisque l’origine du problème vient des conséquences indirectes que la sédentarisation a créées dans les communautés, est-ce que ça devrait être à l’État d’intervenir ? »

« Pour nous [les Occidentaux], les chiens ne sont pas des animaux naturels, c’est-à-dire qu’ils proviennent des humains », souligne l’anthropologue. « Je propose à la conclusion de mon mémoire, pour les chiens qui sont en train de se développer indépendamment des humains, de revoir le statut qu’on leur attribue. […] Ne devraient-ils pas être protégés plutôt que harcelés ». M. Bélanger mentionne toutefois que ce n’est pas son rôle et sa compétence d’offrir des solutions au problème de chiens.

La vie traditionnelle des chiens des Innus : https://lenord-cotier.com/?p=152667

Partager cet article